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Entretien avec Pierre Mézin
Par Chantal Hurault
« Je suis une vendange tardive », déclarez-vous. Votre
parcours singulier a combiné une carrière de cadre dirigeant chez Renault avec une pratique quasi-secrète
de la peinture, jusqu’au jour où vous avez choisi de vous y consacrer pleinement. Cela n’a
semble-t-il pas été facile de concilier votre désir de peinture et votre vie professionnelle ?
J’avais au départ l'intention d’être un bon amateur. Mes nuits
étaient courtes, avec la chance d’avoir besoin de peu d’heures de sommeil. Après une matinée de
réunions, je rentrais chez moi à toute vitesse manger un sandwich et dessinais avant de repartir
enchaîner comités et conférences. Je n’avais pas de dimanche, je ne prenais jamais de vacances ou
partais avec le chevalet et les toiles.
Mon épouse a un mérite extraordinaire d’avoir suivi ce rythme, et a accepté ma décision quand, à 45 ans, j'ai renoncé à mes ambitions professionnelles pour donner
priorité à la peinture dans l'ordre de mes activités. Les rares personnes qui savaient que je peignais
me disaient que cela devait me détendre ; en réalité, je n’en dormais plus et ne mangeais plus, au point
d’avoir évité de peu l’hospitalisation. Être peintre, c’est ne se consacrer qu’à la peinture,
vivre exclusivement pour elle. Ce n’est pas tant une histoire de passion que de vocation totale à son œuvre.
Qu'est-ce qui explique, d'après vous, ce rapport si intense ?
Je suis constitué de telle sorte – maintenant c'est très ancien – que
si la peinture s'arrêtait, je m'arrêterai avec elle. Aujourd’hui où je vois de moins en moins bien, ma
grande crainte est que mes yeux ne me permettent plus de peindre. On pourrait parler d’obsession, ce
n’est pas pour autant une souffrance car la peinture est pour moi une façon amicale de vivre. Elle me
place dans un ensemble, me met en relation avec le cosmos. Deleuze disait : « Êtes-vous capable de
vous sentir une manière d'être de Dieu ? » Je suis une manière d’être de Dieu, non pas le Dieu
créateur, mais celui de Spinoza, Deo Sive Natura, c'est-à-dire la Nature, la puissance absolue, le grand tout
dont je ne suis qu'une partie, au même titre que le moineau ou la mouche avec cette différence que je suis
obligé d'assumer cette condition.
Vous dites que la peinture est une façon de vivre. Comment se déroule
vos journées de peintre ?
Cela commence par une courte séance de méditation, de 5 à 10 minutes,
puis 10 à 15 minutes de qi gong. Après cette mise en forme, je sors le tablier, le pinceau, le
matériel, et choisis une toile. Elle peut dater d’un mois et revenir à l'ordre du jour. Je m’interroge sur
ce qu'elle me dit. Si je suis bien éveillé, elle m'ouvre la voie : « C'est vers là qu'il faut aller. » Sinon,
c'est moi qui force. Puis je me mets au travail à proprement parler. J’ai énormément de cheminements possibles et
cela se déroule parfois avec douceur, d’autres fois avec énergie. Il m’arrive de casser ou
d'encercler, ou encore de laisser filer ou de réunir des éléments différents. Cela, selon des stratégies à la fois
de méthode et de sensibilité.
À quand remonte votre désir de peindre ?
À l’enfance. Une rougeole, qui a failli dégénérer en méningite, m’a
contraint à une convalescence de plus d’un mois. Ma mère posait une planche sur mon petit lit en fer blanc
et je dessinais toute la journée. Une autre origine – moins mythique ! – remonte à ma jeunesse quand
ma famille s’est installée à notre retour du Maroc à la cité universitaire d'Antony. Mon
appétit pour la peinture, déjà réel et ancien mais sans connaissance particulière, m’a incité à entrer en
relation avec les étudiants des Beaux-Arts, et j’ai eu l’opportunité d’utiliser l'atelier que la cité
universitaire mettait à leur service. J’allais aussi peindre à la campagne, des cerisiers en fleur, des
bicyclettes… J'avais une vingtaine d’années. Très vite j'ai fait la connaissance de Lorris Junec avec qui j’ai
noué une relation intime, filiale même puisqu’il avait 58 ans, l’âge de mon père qui venait de décéder. J’ai
acquis auprès de lui un regard, fondateur : regarder la peinture de Rembrandt ou de Poussin,
regarder des flaques d'eau, un nuage, des bancs...
Diriez-vous que vous êtes un autodidacte qui a rencontré un maître ?
C'est cela même. J'ai travaillé seul dans mon coin, sans suivre de
cours, en me laissant guider par mon inspiration. Et j’allais régulièrement chez Junec lui montrer une toile
sur laquelle je travaillais ou que je pensais finalisée. Il me donnait son avis à travers des remarques et
anecdotes, qui se sont avérées fondamentales, du type « Nous ne sommes pas des brosseurs, nous
sommes des poseurs », comme les peintres dont Cézanne faisait partie qui posaient la touche. Ces
indicateurs, dont je ne saisissais pas forcément entièrement le sens, me permettaient de me
recadrer.
Comment travaille-t-on seul ?
Il faut un grand appétit et sentir en soi quelque chose qui ne peut
s'exprimer autrement qu'avec un crayon, du papier et de la peinture. J'ai évidemment commis énormément
d'erreurs, mais je peux dire aujourd’hui que ce que j’ai acquis est à moi. J'ai débuté de la façon
la plus banale, c'est-à-dire en mettant des couleurs sur une toile car c'était la période de l'art abstrait.
Puis, grâce ou à cause de Junec, j’ai commencé à réaliser des paysages, ce qui n'était pas ma nature.
Durant longtemps, je voulais être comme tout le monde, à la mode, sans posséder les techniques et les
moyens nécessaires.
Je m’aperçois aujourd’hui que, n'appartenant à aucun groupe de ma génération,
j’étais coupé des échanges très enrichissants qu’on peut avoir à cet âge sur notre vision de
l’art et nos pratiques. Jeune, j'aurais voulu être Léger ou Braque. Puis Jean Bazaine, Roger Bissière et la
Nouvelle École de Paris m’ont intéressé tout en préférant Raoul Dufy. Assurément, le pop art, l'art
américain, l’abstraction lyrique avec Rauschenberg m'ont influencé, Sam Francis également. Je pense
qu’il me manquait les clés de mondes qui m’attiraient dont je ne faisais pas partie. Je
n'appartenais à aucun, sauf celui de Junec dont je m’étais éloigné. Je naviguais entre le désir d'être moderne et
une impossibilité à l’être, jusqu’à ce que cela éclate et que je passe à la composition, puis à
l'improvisation – qui a libéré ma veine naturelle.
Qu’entendez-vous par cette « veine naturelle » de l’improvisation ?
J’ai combiné mon goût pour les choses dites solides – comme le cubisme
ou Fernand Léger – où tout est évident, formel, géométrique – avec mon goût pour la fluidité de
Matisse ou de Dufy. Depuis environ 6 ans, mon désir de spontanéité m’a poussé à différencier en deux
étapes mon travail sur la forme. La première, c’est le travail de la lumière sur la forme : je débute,
comme un constructiviste, par une peinture « maçonnée » avec la lumière et l’ombre qui découpent,
modèlent les formes. La seconde bouscule ces formes avec le mouvement : je fais injure alors aux
aplats de peinture que je viens de maçonner – je les injurie dans le sens où mon geste les embrouille
et les nie. Deux belles tâches de couleurs, un trait au milieu, et c'est brisé ! La lumière fixe les
formes, le mouvement les détruit, ou plus exactement les froisse et en même temps les fait naître.
Autrement dit, je débute par un premier niveau, que j’appelle maçonnerie,
avec un fond qui est un aplat, modulé et éclairé. Les touches s’y combinent, et s'organisent. C’est
l'espace sans couture, des formes reliées les unes aux autres sans que l’on sache où ça commence et où
ça finit. Puis je réalise par-dessus une esquisse très rapide, un simple tracé improvisé. C’est ainsi
que la forme, finale, advient.
Beaucoup de vos tableaux confèrent aux mots et aux lettres une réelle
présence. A quoi tient-elle ?
L’art marocain m’a beaucoup influencé, notamment l’art décoratif dont
la base est le Coran et où la lettre a une place capitale. D’un autre point de vue, cela remonte à
mon arrivée à Paris. La première chose qui m’a marqué, ce sont les colonnes Morris. J’ai découvert
une ville recouverte d’affiches. Les lettres renvoient à un espace urbain, qui habite une large
partie de mon travail. Il ne s’agit pas tant de message que d’un effet plastique. Chez moi, la lumière
provient très souvent du fond, comme un vitrail. Et les lettres sont elles-mêmes détachées, créant un
espace en avant qui, automatiquement, repousse le reste vers le fond.
Vous êtes mélomane et faites référence au jazz au sujet de votre
œuvre, certains tableaux sont d’ailleurs explicitement associés à des noms de musiciens ou de morceaux.
Qu’est-ce qui relie votre peinture au jazz ?
J’aime beaucoup la musique, de toutes sortes, classique ou
contemporaine, et le jazz en effet. Ma peinture est très liée au jazz, mais je ne peins pas en fonction de lui,
je suis sensible à sa liberté d’improvisation et à son maniérisme, à l'éclat qui en ressort, à sa
puissance. Puissance que j’aime définir à travers la formule des physiciens : « P = Ui », c’est-à-dire la
tension par l‘intensité. Le jazz, c'est ça. Et c’est ce que je cherche à démontrer plastiquement.
Vous utilisez le Yi Jing, ce qui pourrait induire une sorte de
filiation avec la musique aléatoire, Cage en particulier qui demandait à ses interprètes de tirer au Yi Jing selon les
différentes propositions musicales.
J’ai rencontré ce livre de hasard chinois, qui est un livre de
décision, à 40 ans. Je l’ai d’abord utilisé une fois la toile terminée, curieux des indications qu’il me
donnerait. Cela m'amusait, puis ma pratique est devenue de plus en plus rigoureuse. J'ai d’ailleurs organisé
les six positions du Yi Jing de façon très formelle : le premier trait c'est la matière, le deuxième le
rythme, le troisième la forme, le quatrième l'organisation, etc. Il m’accompagne depuis plus de quarante ans,
ses réponses sont d’une précision extraordinaire. Je ne suis ni ésotérique ni mystique, je
m’intéresse à l'inconscient, à l'inaudible, au récit oublié. Lorsque je regarde une de mes toiles, j’y vois
une surface avec des couleurs et des formes, ainsi que la « devanture » d'une histoire que je ne peux pas
saisir.
Vos toiles seraient le refuge d’une histoire oubliée ?
Les peintres chinois disent : « Imagine toujours ce qu'il y a derrière
la montagne : quand tu traces le trait de la montagne, il faut que l'on ressente une présence derrière. »
Je retrouve cela chez des maîtres français, Jean Fouquet, ce grand peintre de la Renaissance, ou
Watteau et Chardin, dont les œuvres apparemment tranquilles cachent une intensité. La puissance et la
profondeur de leurs portraits me bouleversent. Je me situe dans cette voie, je m’intéresse à ce
qu'il y a derrière un personnage, ou une tache de couleur : un lieu, des paroles perdues. Et j'ai
l'impression que, dans ma propre présence, il y a une histoire oubliée, quelque chose que je
n'atteindrai jamais. Qu’est-ce qui fait que je suis là aujourd'hui ? C'est la question fondamentale.
Le Yi Jing vous aide-t-il à réanimer une origine perdue ? À exposer
des souvenirs anciens ?
Ces souvenirs, je les réanime puis je les biffe. Je suis hanté par les
origines, celle des Mézin qui remontent au Moyen-Âge ! Je suis attiré par l’histoire oubliée qui vient à
moi, que j'aimerais retrouver et que je ne retrouve pas. Le Yi Jing est un moyen de répondre à la question
que la toile me pose. Il ne répond pas lui-même, il me dit simplement si le résultat que j'ai obtenu est
une bonne façon de poser les questions. Et les réponses viennent de mon regard sur la toile, le plus
souvent longtemps après l’avoir réalisée.
Vous retouchez, reprenez régulièrement vos toiles, à des années
d’intervalles. Y a-t-il une forme de palimpseste dans cette démarche ?
Absolument. Il faut gratter derrière pour voir ce qu'il y a. Quand je
reprends une toile ancienne qui a démérité à mes yeux, c'est parce que dans ce passé, il y a peut-être
quelque chose à sauver. Je dois préciser que chaque séance correspond à un tableau. Mes toiles
contiennent entre 12 à 15 tableaux, jusqu’à 30 parfois. J'ai dû en peindre probablement 600 ou 700 et
il n'en reste que la moitié. Je les reprends à intervalles variables, entre deux et dix ans. Ce peut être
une toile ancienne qui me paraît insignifiante, avec un aspect « fabriqué » propre à l'époque où
j’avais le désir de « réussir » mes toiles, où je ne peignais pas entièrement et librement. Désormais, je les
laisse sans scrupule reposer, et les retrouve un mois, six mois, un an après. Il me semble parfois mieux
comprendre une vieille peinture qu’une récente, dans tous les cas chacune me raconte une histoire,
que je ne connaîtrai jamais tout à fait.
Peut-on dire que vous êtes aux aguets dans votre relation à vos
tableaux ?
Je suis le chasseur de renards, toujours en piste pour le capturer.
Non pas pour le tuer mais le photographier. Je le cherche, et des signes me disent qu’il est passé par
là, qu’il est là, qu’il court par là… Ce que je désire dans ma peinture, c'est qu'elle vienne à moi en me
disant : « Cherche-moi. Trouve-moi. »
Cette œuvre, construite au long de ces nombreuses années, vous ne
l’avez pas exposée, ou presque, aux yeux du public. Ce fut un choix de la tenir secrète ?
Je vais avouer que lorsqu’il m’est arrivé de rencontrer des galeristes
– rarement et toujours sur le conseil d’amis –, il s’agissait de jeunes gens qui jugeaient mes tableaux
en assénant des vérités, ce que je ne supportais pas. C'était de l'orgueil bien sûr car mon travail ne
méritait probablement pas mieux ! Lorsque j’ai eu l’opportunité d’exposer, je n’étais certainement pas
assez mûr.
Diriez-vous que cela a participé à la liberté que l’on ressent dans
votre peinture ?
Elle est en effet très libre depuis plusieurs années. Je n'envisageais
absolument pas qu’un collectionneur comme Gérald Maradan puisse s’y intéresser et me proposer
d’organiser une exposition. Je suis dans l’émerveillement, mais également dans la peur, la
peur de perdre mon âme en quelque sorte. Je me pensais en ermite dans la montagne, ne laissant pas de
traces derrière lui. Car ma préoccupation essentielle, encore aujourd’hui, c'est le jeu éternel de la
lumière qui fixe les formes et du mouvement qui les froisse. C'est dans cet entre-deux, insaisissable
que la vérité de ma peinture pointe son nez.
J'aimais bien cet ermite, allant le matin dans son atelier sans autre souci
que de résoudre la difficulté de forme, y passant parfois des nuits. À une jeune femme qui demandait
comment il savait quelle tâche placer au-dessus de telle autre, Junec lui avait répondu : « C'est
toute l'histoire de la peinture. » Par où débute-t-on ? Laquelle doit venir par-dessus ou à côté ? C’est une
question poétique. J’ajouterais que cela est précieux parce que c'est moi-même que je manipule
dans la peinture, c’est ma vie. Lorsque je fais chauffer mon poêle à la lumière de mes désirs, je
sais que cela fonctionne encore. Si quelque événement extérieur supprimait l’intensité, la tension
chuterait et réciproquement. Je le regretterais, mais je suis à un stade où je n’ai plus beaucoup de
temps à peindre, et par conséquent l’enchantement prend le dessus.
Entretien avec Pierre Mézin, réalisé par Chantal Hurault, janvier 2024